Sujet très intéressant. Par contre, autant j’ai l’impression d’écrire spontanément des choses assez « émotionnelles », autant j’ai du mal à réfléchir en profondeur aux « mécanisme » faisant que c’est efficacement reçu ou non par les lecteurs 
Forcément, il doit bien y avoir des trucs et astuces pour faire plus facilement passer les émotions à une majorité de gens… Mais expliquer concrètement le procédé ? Ça semble coton.
Je peux partager des extraits de textes courts – très différents les uns des autres – qui pour moi remplissent bien leur rôle de transmission de l’émotion en peu de mots, mais, est-ce que ce qui marche sur moi est aussi percutant pour d’autres ? Et quelles sont les « techniques » d’écriture à l’œuvre derrière ?
Je suis d’accord que pour parler ou écrire sur une émotion, un préalable semble être de la comprendre. Et le plus facile pour la transmettre efficacement serait de réussir à saisir et mettre en mots ce que l’on a éprouvé comme bouleversements physiologiques (sensations, manifestations corporelles) la dernière fois qu’on la ressentie (si possible dans une situation analogue). Après, vu qu’on n’a pas forcément – et encore heureux – tout un cargo d’expériences traumatisantes en réserve, l’empathie peut pas mal servir : se demander ce qu’on aurait ressenti dans telle situation, puis s’interroger sur ce qu’une autre personne – si possible qu’on connaît bien – a montré dans la situation en question… pourquoi telles réactions ? Quelles émotions derrière ? Une différence entre l’émotion perçue et celle que vous pensez que vous auriez vous-même éprouvée ? Si oui, faut essayer de comprendre d’où vient l’écart et essayer – je n’ai pas dit réussir – de voir les choses via un prisme différent.
Quelques exemples :
Sanctuaire de Faulkner
Une peur paralysante
Temple ne vit pas, n’entendit pas s’ouvrir la porte de sa chambre. Au bout d’un instant, elle tourna par hasard les yeux de ce côté et y aperçut Popeye, son chapeau sur l’oreille. Sans bruit, il entra, ferma la porte, poussa le verrou, se dirigea vers elle. Tout doucement, elle se renfonça dans le lit, remontant jusqu’au menton les couvertures, et resta ainsi, anxieusement attentive aux gestes de Popeye. Il s’approcha, la regarda. Elle sentit son corps se contracter insensiblement, se dérober dans un isolement aussi absolu que si elle eût été attachée sur le clocher d’une église.
La Peur de Zweig
Peur mâtinée de culpabilité
Le son hypocrite de ses paroles la faisait frissonner ; elle avait horreur d’elle-même ! Elle détourna les yeux.
« Allons, dors bien. » Il avait dit cela d’une voix brève, d’une tout autre voix, - menaçante ou railleuse.
Puis il éteignit la lumière. Elle vit son ombre disparaître, - fantôme nocturne et silencieux. Quand la porte se referma il lui sembla que retombait le couvercle d’un cercueil. Le monde entier lui paraissait mort, seul son coeur, au fond de son corps glacé, battait farouchement dans le vide, et chaque battement augmentait sa souffrance.
Déjeuner du matin (poème bien moins long qu’il n’y paraît, c’est la mise en forme qui donne l’aspect étalé sous cache) Prévert :
La tristesse, forme de dépression momentanée ?
Il a mis le café
Dans la tasse
Il a mis le lait
Dans la tasse de café
Il a mis le sucre
Dans le café au lait
Avec la petite cuiller
Il a tourné
Il a bu le café au lait
Et il a reposé la tasse
Sans me parler
Il a allumé
Une cigarette
Il a fait des ronds
Avec la fumée
Il a mis les cendres
Dans le cendrier
Sans me parler
Sans me regarder
Il s’est levé
Il a mis
Son chapeau sur sa tête
Il a mis
Son manteau de pluie
Parce qu’il pleuvait
Et il est parti
Sous la pluie
Sans une parole
Sans me regarder
Et moi j’ai pris
Ma tête dans ma main
Et j’ai pleuré.
Feux de Yourcenar
Désespoir, deuil et transcendance ?
Tu pourrais t’effondrer d’un seul bloc dans le néant où vont les morts : je me consolerais si tu me léguais tes mains. Tes mains seules subsisteraient, détachées de toi, inexplicables comme celles de dieux de marbre devenus poussière et chaux de leur propre tombe. Elles survivraient à tes actes, aux misérables corps qu’elles ont caressés. Entre les choses et toi, elles ne serviraient plus d’intermédiaires : elles seraient elles-mêmes changées en choses. Redevenues innocentes, puisque tu ne serais plus là pour en faire tes complices, tristes comme des lévriers sans maître, déconcertées comme des archanges à qui nul dieu ne donne plus d’ordres, tes vaines mains reposeraient sur les genoux des ténèbres. Tes mains ouvertes, incapables de donner ou de prendre aucune joie, m’auraient laissé tomber comme une poupée brisée. Je baise, à la hauteur du poignet, ces mains indifférentes que ta volonté n’écarte plus des miennes ; je caresse l’artère bleue, la colonne de sang qui jadis incessante comme le jet d’une fontaine surgissait du sol de ton cœur. Avec de petits sanglots satisfaits, je repose la tête comme un enfant, entre ces paumes pleines des étoiles, des croix, des précipices de ce qui fut mon destin.
Les mains sales de Sartre
Une certaine forme de morgue, colère enrobée de mépris
Comme tu tiens à ta pureté, mon petit gars ! Comme tu as peur de te salir les mains. Et bien, reste pur ! A quoi cela servira-t-il et pourquoi viens-tu parmi nous ? La pureté, c’est une idée de fakir et de moine. Vous autres, les intellectuels, les anarchistes bourgeois, vous en tirez prétexte pour ne rien faire. Ne rien faire, rester immobile, serrer les coudes contre le corps, porter des gants. Moi j’ai les mains sales. Jusqu’aux coudes. Je les ai plongés dans la ■■■■■ et dans le sang.
L’étranger de Camus
Explosion de colère avec un brin de joie sauvage
Alors, je ne sais pas pourquoi, il y a quelque chose qui a crevé en moi. Je me suis mis à crier à plein gosier et je l’ai insulté et je lui ai dit de ne pas prier. Je l’avais pris par le collet de sa soutane. Je déversais sur lui tout le fond de mon cœur avec des bondissements mêlés de joie et de colère. Il avait l’air si certain, n’est-ce pas ? Pourtant, aucune de ses certitudes ne valait un cheveu de femme. Il n’était même pas sûr d’être en vie puisqu’il vivait comme un mort. Moi, j’avais l’air d’avoir les mains vides. Mais j’étais sûr de moi, sûr de tout, plus sûr que lui, sur de ma vie et de cette mort qui allait venir. Oui, je n’avais que cela. Mais du moins, je tenais cette vérité autant qu’elle me tenait. J’avais eu raison, j’avais encore raison, j’avais toujours raison ! […] Lui parti, j’ai retrouvé le calme. J’étais épuisé et je me suis jeté sur ma couchette.
Le ravissement de Lol V. Stein de Duras
Le coup de foudre ? Qui me semble davantage tenir de l'émotion que de l'amour qui lui est un sentiment ;)
Elles ne sont pas surprises, se regardent sans fin, sans fin, décident de l’impossibilité de raconter, de rendre compte de ces instants, de cette nuit dont elles connaissent, seules, la véritable épaisseur, dont elles ont vu tomber les heures, une à une jusqu’à la dernière qui trouva l’amour changé de mains, de nom, d’erreur.
C’est pas faux (c’est même assez vrai xD), mais je dirai que c’est tout de même un peu plus compliqué que ça. Il y a une frontière floue entre certains états (qui s’accompagnent de modifications physiologiques) qui peuvent à la fois être considérés comme des émotions complexes et des sentiments. Par exemple la mélancolie est un état émotionnel en plus d’être un sentiment. Que la haine prenne corps dans un instant ne rage, n’empêche pas que cela eut été, en même temps, un état psychologique – et un sentiment installé de manière durable – ayant engendré le coup de sang. Il y a des résidus émotionnels qui enrobent les sentiments : pas si simple de distinguer les deux.
Ps : j’ai regardé le tuto que tu partages Oldgirl et, même si ça ne me parle pas plus que ça, je suppose que c’est des conseils pertinents et pouvant aider les personnes en galère sur le sujet 