Votre Sherlock Holmes préféré?

On va vraiment s’éloigner de Holmes. J’ai hésité à te répondre en MP, mais je me suis dit que ça pouvait potentiellement intéresser d’autres membres du forum, alors… désolée par avance pour le gros pavé hors-sujet ! :sweat_smile:

Mince, c’est chez moi que tu risques de déclencher un accès de monomanie… Après tout, c’est un peu mon dada ^^" Je me suis beaucoup intéressée à l’histoire de la psychiatrie (surtout celle du XIX/XXeme) durant mes études mais, c’est un sujet très vaste et je n’ai pas vraiment approfondi la période de l’antiquité. Résultat, ça fait deux soirées que je farfouille sur le web et me perds dans des recherches sur le sujet… Et c’est nettement plus compliqué depuis chez moi, sans avoir accès aux articles payants de Cairn, ni à la base doc hospitalière. Pointe de nostalgie : l’université me manque ? :upside_down_face:

Alors pour les pionniers, forcément, Hippocrate et Galien sont incontournables, mais les premières descriptions « cliniques » de la dépression remontent à bien plus loin. On retrouve des traces d’états « d’angoisse » et de « tristesse pathologique » dans l’Égypte pharaonique et l’ancienne Mésopotamie. De ce que j’en ai trouvé, le plus vieil écrit mentionnant des symptômes pouvant s’apparenter à ceux de la dépression serait le papyrus Ebers (aux alentours de 1500 av. J.-C.), dans la section consacrée aux maladies du cœur (d’ailleurs, ce texte contient aussi l’une des premières descriptions connues d’un tableau démentiel).

Dans l’Antiquité gréco-romaine, il y a eu pas mal d’autres figures marquantes dans ce domaine. Outre Hippocrate et Galien, on peut citer Rufus d’Éphèse (dont les travaux auraient massivement influencé ceux de Galien) ; Asclépiade de Bithynie (un proche de Cicéron) qui est considéré comme l’un des précurseurs de la musicothérapie et a eu un fort impact sur les méthodes thérapeutiques de la dépression sous l’Empire romain au Ier siècle. Celse, au IIe siècle, défendait des traitements « violents » du genre torture (bon, ça n’a pas été le seul ; ni le premier, ni le dernier :grimacing:) pour guérir les symptômes psychologiques qui – peut-être encore plus que ceux physiques – étaient envisagés comme des fléaux infligés par les dieux aux mortels. Sans oublier de mentionner certaines théories sur l’« Esprit » de l’école pythagoricienne – bien avant Hippocrate, environ 500 av. J.-C. – qui tentait d’apaiser certains états mentaux « négatifs » via diverses techniques. On y trouvait déjà trace d’ersatz de « thérapies » jouant sur le silence/la parole du « souffrant » faisant face au « clinicien »… la relation à l’autre était envisagée comme pouvant apaiser ou guérir les états « nerveux ». Les pythagoriciens ont sûrement été dans les premiers penseurs à inciter leurs membres souffrant d’un mal-être ou de tristesse à l’introspection, à la discussion dialectique et à une bonne hygiène de vie.

Au IX/Xe siècle, Rhazès (médecin et philosophe perse) reprend les travaux de Galien tout en les critiquant pour leur manque de scientificité. Il met l’accent sur l’importance du dialogue entre médecin et patient, en insistant sur le fait que pour que le diagnostic et la prise en charge soient pertinents, le soignant doit avoir accès à la vérité la plus juste (même si « tout le monde ment » !) sur les conditions de vie de son patient. Tenant d’une approche holistique, il voulait que le patient et sa famille soient impliqués dans le processus de diagnostic. En Orient ses travaux ont eu un impact, quelques siècles plus tard, sur ceux d’Averroès (XIIe siècle), un grand penseur et docteur dont les écrits sont en partie imprégnés des postulats de l’Antiquité grecque (il était notamment un fervent admirateur de Galien). Il a contribué à enrichir la compréhension des troubles de « l’humeur » en s’appuyant sur les connaissances de son époque, tout en les confrontant aux avancées de l’hygiénisme (asepsie) et de la médecine arabe. C’est intéressant de voir comment les hypothèses antiques et moyenâgeuse sur la dépression et sur son traitement, posaient les jalons de ce que serait sa prise en charge au XXème (avec certaines approches thérapeutiques pas si éloignées de celles employées des siècles plus tôt).

C’est vraiment à partir de la fin du XVIIIe/début XIXe siècle que des médecins français, comme Pinel et Esquirol, ont cherché à différencier la mélancolie « des poètes » d’un état de tristesse pathologique. Notez d’ailleurs, qu’aujourd’hui, en psychiatrie, les termes « mélancolie »/« noyau mélancolique » ont des acceptions très particulières et ne doivent pas être confondus avec « la dépression ».

Pour des ouvrages de référence, le seul qui me vienne et soit vraiment centré sur la question de la dépression – et non pas sur l’histoire plus globale du traitement des maladies mentales – c’est L’empire du malheur. Une histoire de la dépression de Jonathan Sadowsky. Dans mon souvenir, il offre une revue assez complète du sujet sans prendre part aux débats passionnés sur la validité de l’approche des uns et des autres. Et – je crois – que ça reste abordable pour quelqu’un n’étant pas dans le domaine. J’aurai pu te citer d’autres bouquins mais moins neutres ou plus jargonneux :sweat_smile:

Pour Sherlock, je pense que la dépression était peut-être un peu mieux perçue dans les milieux bourgeois (notamment celle masculine qu’on mettait moins sur le compte de problèmes d’utérus :stuck_out_tongue: ). À cette époque, pas mal de théories commencent à émerger, liant les symptômes dépressifs à des dysfonctionnements « nerveux » en rapport avec des problèmes infantiles non résolus (on pourrait reparler de Kraepelin… et du fameux Baginsky, que j’avais évoqué il y a un bail dans le topic sur la scientificité de la psychanalyse). Peut-être que cette idée que la dépression pouvait être expliquée et potentiellement soignée aidait à la rendre plus « acceptable » ?

Ou alors, dans le cas d’un esprit aussi brillant que celui de Sherlock, était-ce encore vu comme une forme de spleen à l’ancienne, une sorte d’« excentricité d’intellectuel », plutôt qu’une véritable maladie ? À moins que ce ne soit lié à un phénomène plus global : la reine Victoria elle-même a souffert d’une grave dépression après la mort de son époux, et elle a fini par s’en « remettre », après quelques années. Peut-être que le fait qu’elle ait traversé cet état, puis en soit sortie, a contribué à une perception moins négative/péjorative de la dépression pour ses contemporains directs ?

Oui, tant d’hypothèses balancées au pif, sans tableau assez complet pour en tirer une certitude…j’interprète, j’interprète : pas du tout holmésien :wink:

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On peut ouvrir un autre topic sur le sujet si tu préfères. Moi aussi je trouve le thème fascinant et ta réponse m’a ouvert des perspectives, donc un grand, grand merci !

Ca doit être vraiment super intéressant ! Je pense que si je devais reprendre des études maintenant, ce serait en socio, psy ou neurosciences…

J’ai lu attentivement tout ce que tu mentionnes et j’ai commencé à faire quelques recherches de mon côté pour approfondir tout ça, notamment Asclépiade (le bien-nommé) de Bithynie et Averroès (que je connaissais déjà, mais pas bien du tout). Je vais me procurer le livre que tu me conseilles et peut-être même le demander en cadeau pour mon anniversaire proche (super truc à demander à tes proches : « tu peux m’offrir Une histoire de la dépression stp ? » :sweat_smile:)…

Je vais m’en tenir à Sherlock pour ce post, pour rester dans le thème (je suis allée lire ce que tu avais écrit dans le post sur la psychanalyse, super intéressant aussi). J’aime beaucoup l’hypothèse que Victoria, par sa propre dépression, ait peut-être contribué à ce qu’elle soit un peu plus « acceptable » socialement. D’une manière générale (même si j’ai bien compris qu’il ne faut pas confondre mélancolie et dépression ! :grin:), pour revenir sur une thématique plus littéraire, je trouve que Sherlock Holmes est une œuvre assez « fin de siècle », même si on est évidemment très loin d’un Huysmans ou d’un Wilde. On y retrouve les thématiques de l’ennui, de la perte des illusions et de la dépression sous-jacente et je trouve qu’il y a de vraies similitudes avec certains romans classés « décadentistes » ou « fin-de-siècle ». Le « spleen » n’est jamais loin et je me dis que Holmes, en tant que personnage de roman, n’est pas « montré du doigt » car il s’agit d’une sorte de cliché autorisé de l’époque, comme tu le dis, une forme d’excentricité, de mélancolie qui irait de pair avec le génie.

Merci encore @Crapule pour ta longue réponse très développée ! Je vais me plonger dans le sujet dès que j’aurai un peu de temps…

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