Writober 2021

  1. Autoroute pour l’enfer

– Ah ! Vous tombez à pic ! s’exclame la gigantesque créature verte et informe sur laquelle nous avons atterri. Avant de démarrer, profitez-en pour me gratter un peu. Je n’arrive jamais à atteindre cette partie de mon dos.

Mon ami et moi échangeons un regard interloqué avant d’obtempérer avec un haussement d’épaules. Je m’applique à gratter la peau douce et spongieuse de la bête qui se met à ronronner.

– C’est parfait. Accrochez vous à vos slips, on est partis !!!

Le cri qu’elle pousse en démarrant me fait irrémédiablement penser au chanteur d’ACDC et je manque de tomber à la renverse tant son démarrage est brutal. Je m’accroche comme je peux tandis que ses nombreuses pattes heurtent le sol en rythme et que le vent dans mes oreilles m’amène les échos des guitares électriques qui jouent Highway to Hell.

Je crois rêver mais mon ami près de moi se met à chanter, comme possédé. Une autre créature nous double au son de la batterie, bientôt suivie par les chœurs et l’air autour de nous se fait de plus en plus chaud.

La vitesse devient telle que j’ai les yeux qui pleurent et je suis contrainte de les fermer. Je m’accroche le plus fort possible tandis que la musique se fait plus forte que jamais. L’air brûlant devient irrespirable et mon cœur bat de plus en plus fort. Il faut que ça s’arrête !

Ça s’arrête. Brutalement. Je suis désarçonnée et atterris sur le sol brûlant aux côtés de mon ami. J’ai tellement soif…

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  1. Chamane et croque-mort

L’homme en costume attend patiemment que le Zoulou à masque rituel et costume de plumes cesse de s’agiter autour de ses deux clients. Il a pris les mesures et a exactement la taille adéquate pour l’un comme pour l’autre. D’ailleurs, il y a de la place dans le caveau. Pas de quoi s’agiter en psalmodiant de la sorte. En hurlant même.

L’autre n’a cure des mouvements impatients du sombre pingouin. Il sait ce qu’il a à faire. D’ailleurs il n’est pas temps. La preuve : je geins et mon ami fait de même.

– S-soif…

C’est tout ce que je parviens à souffler et aussitôt un liquide frais et sucré vient humecter mes lèvres. Je bois goulûment. Le croque-mort lève les yeux au ciel et puis s’en va. Il jette par dessus son épaule :

– C’est vraiment ■■■■■■ de bosser avec toi. Je crois que je vais prendre ma retraite.
– C’est ce que tu dis à chaque fois. Bon allez les jeunes, il est temps de vous lever. Jumanjii n’en a pas fini avec vous.

Je pousse un gros soupir. Je meurs de chaud. Ma soif est à peine étanchée et il faut se lever ? Vraiment, vraiment, pas envie.

– Oh ! Vous tenez vraiment à faire bosser mon collègue ? Parce que si c’est ça je vous laisse vous dépatouiller entre vous.
– Non, non, c’est bon, grommelé-je en remuant prudemment mon corps meurtri par la chute.

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15 ) Palais de la mémoire

Je me relève pour découvrir un univers entièrement rouge depuis la poussière qui nous recouvre de la tête aux pieds, faisant ressortir intensément le bleu azur des yeux de mon meilleur ami, jusqu’au ciel menaçant. Devant nous un dédale de roches au milieu duquel trône un palais écarlate.

– C’est votre prochaine étape, nous indique le Chaman.

Comme en écho à ses paroles, les tambours de Jumanjii recommencent à battre au cœur de l’édifice. Nous nous regardons et décidons de nous engager entre les rochers. Nous n’avons de toute façon pas vraiment le choix.

Une lune bleue s’élève dans le ciel carmin. Elle nous nimbe de sa lueur étrange et semble nous montrer la voie. La peur m’étreint et je tends ma main à mon ami, qui la serre pour me rassurer. La chaleur reste insoutenable quand nous nous glissons sur le chemin qui mène au palais.

Il nous mène plus vite que nous le pensions à l’immense porte rubis qui s’ouvre en grinçant.

– Bienvenue dans le palais de l’oubli, grince une voix. Si vous ressortez d’ici, ce sera vierge de tout passé.

Nous nous regardons et serrons nos mains plus fort encore. Notre amitié est si précieuse nous ne voulons pas l’oublier. Alors je commence à la lui raconter et au fur et à mesure que j’oublie c’est lui qui me la raconte. Plus nous avançons et plus notre récit est court. Quand nous arrivons à la porte de sortie, il ne nous reste que nos prénoms et l’amour que nous nous portons.

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  1. L’île des morts

C’est nos doigts entrelacés et nos prénoms sur nos lèvres desséchées que nous sommes subitement empoignés chacun par un bras par un immense volatile noir comme la nuit. Il croasse en refermant ses serres sur nous. Mon cœur essaie de s’échapper par mes lèvres quand il nous soulève d’un puissant coup d’ailes, nous emmenant dans le ciel rubis.

Le sol sous nous devient de plus en plus petit et nous sommes saisis par le froid. La terre rouge laisse soudainement place à une étendue noire et mouvante. Les tambours résonnent à nouveau face à nous. Nous survolons une île quand le volatile nous lâche subitement. La chute sur le sable est rude et nous laisse le souffle coupé.

Autour de nous, des êtres translucides aux visages souriants pour les uns, atterrés pour les autres. Ils tendent les mains vers nous et leur contact froid me ramène le souvenir du Passe-muraille. Je regarde plus attentivement les êtres qui nous entourent et petit à petit la mémoire me revient. Mon regard croise celui de mon ami et la question franchit mes lèvres :

– Je connais certains d’entre eux… Tous sont morts, n’est-ce pas ?

Il acquiesce gravement.

– Est-ce qu’on va mourir aussi ?

Il hausse les épaules :

– Je ne sais pas. Il nous faut trouver un moyen de rentrer chez nous…

Comme un chœur glacial, nos morts se mettent à pousser une plainte lugubre :

– Lâchez-prise… Acceptez l’inéluctable… Rejoignez-nous.

Et il nous entourent en souriant, les bras tendus pour nous enlacer tandis que les tambours ralentissent comme nos coeurs effrayés.

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Mon préféré jusque là ! Surtout le premier paragraphe, j’adore l’ambiance !

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  1. Salle de réveil

Trou noir.

Je perçois des voix provenant de très loin. Des mains me touchent, me secouent. J’entends mon prénom à plusieurs reprises. J’entends aussi celui de mon ami. Je lutte pour ouvrir les yeux. Mes paupières sont si lourdes… Pourquoi est-ce qu’on me réveille ? J’étais bien…

Je papillonne des yeux et l’image floue devient progressivement plus nette. Je reconnais des visages et la verrière en vitraux de la bibliothèque de l’Entre-Monde. Elle est intacte. Mon audition aussi fait le point tandis que mon esprit se pose. Je croise les yeux azur de mon ami. Il sourit et me lève péniblement son pouce pour me dire qu’il est ok.

On est sortis du livre. Sortis de l’inconscience. Quel drôle de voyage… Combien de fois avons-nous cru disparaître ? C’est comme si je réalisais soudainement combien la vie est courte et urgente à investir. Que vais-je faire de ce nouveau temps qui m’est offert ?

Je me lève précautionneusement. Mes jambes cotonneuses me portent à peine. Je referme prudemment le livre et caresse sa couverture avec gratitude. Je le range soigneusement dans son étagère et les tambours résonnent une dernière fois comme un adieu.

La raison de ma présence en ce lieu me revient : j’étais là dans le but précis de trouver comment rendre leur humanité aux monstres. Je me concentre sur cette question en laissant mon regard parcourir les rayonnages.

Comme une réponse, un livre me renvoie un rayon de soleil. Les lettres dorées tranchent sur sa couverture noire : “L’éveil”.

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18 ) Rite de passage

Bien décidée à ne pas réitérer l’expérience dans les mêmes conditions hasardeuses, je choisis un fauteuil et m’y installe confortablement avant d’ouvrir l’épais volume que j’ai entre les mains.

Une douce lumière dorée en émane sans m’éblouir. Les mots semblent danser sur les pages puis se fondent pour laisser place à un paysage champêtre qui me rappelle le jardin : un chemin coloré qui mène à un arbre en fleurs sur une colline. Je tourne les pages et retrouve la même image sur toutes. Je suis perplexe.

– Qu’est-ce que tu veux me montrer ?

L’image s’agrandit pour se recadrer sur l’arbre et, en effet, je le reconnais, identique à celui de mon premier jour ici. J’y retrouve la balance.

– Tu veux dire qu’il faut refaire le rite de passage ?

L’image d’un monstre montant sur la balance fait écho à ma question et je vois le rouge-gorge se poser sur l’autre plateau mais rien ne bouge. L’image se floute et un mot apparaît en grand “Empathie”.

– Empathie ? Les accueillir comme ils sont ?

Le mot disparaît, remplacé par “Redemption”

– Ah… Rédemption, ça veut dire les amener sur le chemin du changement du coup, c’est ça ?

« Eveil » remplace rédemption et se met à clignoter.

– J’imagine que l’éveil doit tous nous concerner dans ce cas. Nous pour les accueillir avec bienveillance et eux pour nous rejoindre dans l’humanité. Mais comment les approcher en sécurité ?

Bienveillance et Patience, voilà ce que finit par m’indiquer le livre avant de s’éteindre. Je le referme, pensive.

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19 ) Capsule temporelle

– Bienveillance et patience pour les amener au changement, d’accord mais comment savoir ce qu’ils ont vécu pour en arriver là ?

C’est la question que je pose à mon ami. Il reste songeur un instant puis son visage s’illumine :

– J’ai autre chose à te montrer, suis moi !

Je le suis à travers la bibliothèque et il m’entraîne cette fois vers les profondeurs de l’édifice. C’est dans un escalier sombre que nous descendons jusqu’à déboucher dans un espace voûté qui fleure une délicate odeur de renfermé.

Une petite porte sur la droite permet d’accéder à une petite pièce ovoïde aux murs capitonné d’un tissus de velours noir. Au centre de la pièce, un cocon suspendu blanc.

– C’est là. Installe-toi et pose le casque sur ta tête. Je vais rester à l’extérieur.

Je m’installe, très surprise par le confort du siège qui m’enveloppe d’une douce fraîcheur. Je tends les bras pour faire descendre le casque sur mon crâne et je le sens s’ajuster sans peser.

L’obscurité ambiante laisse place à une grande clarté tandis que je vois une image se former devant moi. Je reconnais le visage souriant de mes parents et leur émotion alors qu’ils me voient pour la première fois. L’image se floute et laisse place à la vue de mon mobile qui tournoie et de mes petites mains qui essaient de l’attraper. J’entends mon rire de bébé. L’image se foute ainsi et me fait voyager de souvenir en souvenir, retraçant tous les événements importants et heureux de ma vie.

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  1. Couloir sans fin

Quand cet état des lieux de ma vie se termine, l’image change de luminosité. Elle prend une teinte rougeâtre et l’histoire recommence du début mais ce n’est plus ma vie telle que je l’ai vécue mais telle que j’aurai pu la vivre.

À chacun des évènements de ma vie, un petit détail change entraînant, par effet papillon, un changement radical de mon histoire et de ma personnalité.

Arrive le moment où tout devient sombre. Je me vois me déplacer dans un immense couloir aux portes multicolores. J’ouvre une porte et je me vois ado aux funérailles de mes parents, une autre c’est au contraire leur divorce, une autre encore, j’ai des frères et sœurs et nous sommes heureux.

J’avance à travers ce couloir qui ne semble pas finir. Tellement de possibles. Est-ce là ce qu’il faut que je montre aux malheureuses créatures enfermées ? Quelles ont encore la liberté de faire des choix différents ?

Je finis par enlever le casque et je retrouve la pièce telle que je l’ai laissée. Je me lève et mes jambes flageolent. Mon estomac grogne. J’ai soif. J’ai l’impression d’avoir passé une éternité dans ce cocon à explorer le temps.

Derrière la porte, mon ami m’accueille avec un plateau généreusement garni. Il m’accompagne dans la pièce d’à côté qui est pourvue d’une table et de chaises. Je mange en silence, réfléchissant à la marche à suivre. Quand j’ai terminé, je demande à mon ami :

– Est-ce qu’on peut les amener ici ?

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  1. Hallucinations auditives

Comme en écho à ma question, un tic tac s’enclenche, me faisant dresser l’oreille.

– Tu entends ça ?

– Quoi donc ?

– Le tic-tac d’une vieille pendule. Il ne me semble pourtant pas en avoir vue.

– Non, je n’entends rien du tout.

  • Étrange. Bon, revenons-en à nos moutons, ou plutôt nos monstres. Comment les amener ici ?

– Un par un peut-être. Mais il va falloir trouver le moyen de les approcher en toute sécurité pour en isoler un premier.

– Retournons là-bas. Il nous faut choisir avec qui commencer.

Nous remontons vers le rez-de-chaussée pour traverser à nouveau le parc vers le sinistre édifice. Le tic tac m’accompagne inlassablement, comme s’il provenait de l’intérieur de ma tête. Une voix se fait entendre :

Pressons, pressons !

– Pardon ? demandé-je.

– Hein ? Pourquoi tu me demandes de te pardonner ?

– Mais non, je te demande de répéter.

– De répéter quoi ? Je n’ai rien dit.

– Tu n’as rien dit ? Ha bon… Il m’avait semblé…

Tsss il ne peut pas m’entendre. Allez, vous êtes presques arrivés.

En effet, le batiment noir est là et nous gravissons les marches jusqu’aux rempars. Je me penche pour détailler les créatures en dessous de nous. Plusieurs sont en train de se battre pour un os, vestige du dernier repas. D’autres dorment dans des recoins. Une plus petite, au pelage miteux gris argent, semble trembler devant une belliqueuse à grandes cornes de bélier. Elle est sur le point de se faire heurter. Je la pointe du doigt :

– Celle là.

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  1. Le pays où l’on arrive jamais

– Oui, elle a l’air faible, ça semble un risque mesuré. Attends, on va se séparer : j’attire les monstres avec de la nourriture à l’opposé et toi tu vas voir du côté de la petite porte de traverse pour aller la chercher. Tu trouveras de quoi changer ton apparence pour qu’ils ne voient pas que tu es humaine.
– Entendu.

Je file là où il m’a indiqué, revêt une peau de mouton, un crâne de chèvre malodorant et une paire de gants griffus puis je me dirige vers la grille. Tous les monstres sont en train de se battre pour une carcasse, sauf ma créature malingre que j’approche avec douceur. Elle montre les dents, défensive. Je parviens néanmoins à lui passer une corde autour du cou et à la tirer vers la porte. Je sens sa peur et la garde à l’œil de crainte qu’elle n’essaie de me mordre pour s’échapper. Enfin, la lourde porte se referme derrière moi. Mon ami me rejoint aussitôt, muselant ma bête à yeux bleus et lui liant ses pattes griffues. Nous l’entraînons vers la maison.

Le chemin retour semble interminable avec cette pitoyable créature qui se cache les yeux de ses pattes entravées pour tenter de se protéger de la lumière du soleil. Je la regarde avec sa multitude de pattes qui me rappelle celles du légendaire et terrifiant Kotchei, en guise de route d’où l’on ne revient pas, j’ai l’impression d’être vers une destination où l’on n’arrive jamais.

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  1. Chrysalide fendue

Enfin, nous parvenons à amener la malheureuse créature jusque dans la salle cocon. Nous l’installons tant bien que mal et lui fixons le casque sur le crâne. Elle grogne un peu, puis s’apaise. Nous quittons tous deux les lieux pour patienter dans la pièce attenante. Le tic tac ne cesse de m’accompagner.

Nous discutons tous les deux du pays que nous aimerions voir naître de cette tentative : un pays où chacun serait accepté dans son humanité et trouverait sa place. Cela semble tellement utopique avec ce que l’humanité à fait au fil des siècles. Pourtant, nous avons une piste, au moins pour cet espace.

Je sursaute quand une sonnerie digne d’un réveil matin se fait subitement entendre. Mon ami me regarde d’un air circonspect.

– Qu’est-ce que tu as à sursauter comme ça ?
– Ne me dis pas que tu n’as pas entendu !
– Entendu quoi ?
– Une sonnerie stridente !
– Étrange.
– Je crois qu’il est temps d’aller voir ce qu’il en est.

Je pousse la porte avec prudence. Les murs sont toujours aussi noirs mais le cocon suspendu à complètement changé d’aspect. Il semble s’être recouvert d’une matière organique qui l’a oblitéré. Cela ressemble à une peau couverte d’écailles verdâtres. Elles ont l’air soyeuses. Je tends la main pour effleurer la matière. C’est tiède et cela palpite sous mes doigts.

Soudain, un mouvement provenant de l’intérieur vient à la rencontre de ma main. Surprise, je la retire vivement. Le mouvement reprend, plus incisif, provoquant le fendillement de l’enveloppe.

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  1. Vide cosmique

Une intense lumière émane de la fissure qui s’agrandit devant mes yeux. Je suis totalement éblouie. Soudainement, l’obscurité se fait, le cocon offre à mes yeux ébahi son intériorité : une perle de lumière apparaît, flottante au sein de la matrice. Autour d’elle, des sphères se créent une à une, version miniature de notre système solaire. Dans ce vide qui ne l’est pas, tout se met à tournoyer de plus en plus vite et les planètes et le mini-soleil se fondent les uns dans les autres jusqu’à constituer ce qui semble être une cellule. Devant moi, elle se divise en deux. Et chacune fait de même. Ces cellules se multiplient de plus en plus rapidement et se réorganisent devant mes yeux fascinés.

C’est la silhouette gracile d’une jeune femme aux interminables cheveux blonds qui se dessine peu à peu. Elle semble endormie, en position foetale, enveloppée par une membrane transparente. Elle ouvre des yeux bleu nuit et me fixe, l’air étonnée. Puis lentement elle se met en mouvement, luttant contre l’enveloppe qui lui colle à la peau. Enfin ça se déchire et elle me tombe dans les bras, suffocante. Le premier monstre est revenu parmi les humains !

Mon ami me tend une couverture dans laquelle j’enveloppe notre nouvelle compagne. Je la frictionne puis l’entraîne vers la pièce voisine où je l’invite à s’asseoir. Elle accepte avec gratitude le verre d’eau que je lui tends, boit quelques gorgées puis demande :

– Où suis-je ?

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  1. L’oeil du cyclone

Après avoir écouter les explications de mon ami, la jeune femme reste un long moment silencieuse, comme plongée dans ses pensées. Elle resserre la couverture autour d’elle et entortille autour de son index une de ses longues mèches dorées.

– Vous me dites que j’étais devenue… un monstre ?

– Oui, mais grâce au cocon temporel, tu es redevenue humaine. Je crois qu’il t’a laissé la possibilité de changer certains choix de ton passé qui avaient joué en ta défaveur. Est-ce que ça te dit quelque chose ?

– Hum… J’ai des bribes d’images qui me reviennent mais rien de précis… Vous dites qu’il y a d’autres monstres, est-ce qu’on peut faire la même chose pour eux ?

– En tous cas, nous avons l’intention d’essayer.

– Alors je veux vous aider.

– D’accord, mais d’abord suis-moi : il nous faut trouver de quoi t’habiller avant de te présenter aux autres.

Une petite demi-heure plus tard, nous arrivons dans la pièce commune où tout le monde est en train de travailler pour le bien de la communauté. L’atmosphère est étonnamment sombre étant donnée l’heure du jour. Je regarde par la fenêtre et constate l’amoncellement de nuages noirs et menaçants. Soudain, le vent se lève, faisant se coucher les arbres. Je jette un œil inquiet à chacun mais tous semblent paisibles.

– Il y a une tempête qui se lève.

– Non, c’est le cyclone. Mais ne t’en fais pas : la propriété reste toujours en son cœur, en sécurité. Quand il se calme, nous pouvons quitter les lieux. Le reste du temps, nous restons dans l’œil du cyclone.

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  1. Sur le seuil

– L’œil du cyclone ? répété-je ébahie
– Oui. Depuis les Événements il n’y a guère plus qu’ici que nous sommes en sécurité. Mais tu verras, quand il sera calmé, tu pourras jeter un œil à l’extérieur. Pour l’heure, aidez-nous à cuisiner et à nettoyer tout le bâtiment. Demain, quand le temps sera revenu au beau, nous amènerons notre nouvelle amie au cerisier.

Le lendemain, je me réveille avec le lever du soleil. Le cyclone est calmé. Pour la première fois depuis mon Eveil, je décide de faire le tour de la propriété. Je décide de commencer par rejoindre le mur du Passe Murailles et de le longer. Je repense à cet être et à ce que j’ai vécu avec lui dans mes rêves. Il m’a d’ailleurs montré une vue aérienne du domaine et j’ai pu voir qu’il était délimité par plusieurs murs et haie et qu’à un endroit donné, une énorme porte permet d’accéder sur l’extérieur. Reste à la trouver.

Vu du ciel, l’endroit me paraissait plus petit. Il me faut néanmoins près de deux heures avant d’atteindre la haie dans laquelle est percée la fameuse porte. Je jette un œil à la course du soleil, je ne veux pas louper la nouvelle pesée de l’âme de notre amie. Enfin je la vois. L’énorme porte est en fer forgé formant des arabesques aussi complexes que ravissantes. Je devine l’extérieur à travers les interstices. Je l’ouvre avec plus de facilité que ce à quoi je pouvais m’attendre vu les dimensions. Me voilà enfin sur le seuil.

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  1. Peintures souterraines

Je plisse les yeux. Au-delà du jardin, tout est sombre et désolé. La végétation à disparu. Les couleurs semblent inexistantes. Je m’engage sur un chemin poussiéreux et lève le nez. Même le ciel est gris et bas alors que le soleil me réchauffait la peau il y a quelques instants encore. Mes pas laissent des empreintes sur le chemin. Je cherche du regard d’éventuels bâtiments, mais il n’y a rien. Une béance dans le sol attire mon attention : un escalier disparaît sous terre. Je m’y engage avec prudence.

L’obscurité n’est pas si épaisse que ce à quoi j’aurai pu m’attendre : les murs sembles tapissés d’une matière phosphorescente. Il semblerait que ce soient des champignons qui rayonnent d’une lueur verdâtre. Je débouche dans un espace plus grand, certainement un ancien garage souterrain et découvre un peu de mobilier poussiéreux.

Les murs sont ornés de fresques. Je ne sais pas comment cela a été réalisés mais les champignons sont agencés pour former des images qui se détachent lumineuses dans l’obscurité. Je reconnais le cyclone et vois les arbres, maisons, personnes emportées et projetées par ses vents violents. Je découvre également que certains humains se sont réfugiés sous terre puis ont pu rallier le jardin. À en croire les dessins, plusieurs cyclones ont sévi à divers endroits. Notre espace de sécurité ne serait donc pas unique. C’est sur cette découverte que je me dépêche de rentrer pour ne pas louper la cérémonie.

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  1. Le phare maudit

Comme attendu, la pesée de l’âme s’est passée sans heurt et nous avons même réitéré l’expérience avec plusieurs autres monstres. Jusqu’ici, tous ont eu une seconde chance et nous sommes sur le point d’assister à la renaissance du cinquième. Quand j’entre dans la pièce, la couleur inédite du cocon m’intrigue. Contrairement aux précédents, il a une teinte rouge sang. La lumière qui en émane est elle aussi écarlate et elle dégage une étrange chaleur. Je regarde l’être en formation. Il semble humain mais sa peau reste rouge et deux petites cornes ornent son front accompagnées d’une longue queue en pointe. Il est l’illustration même des diablotins des histoires.

Quand il ouvre ses yeux dorés, je sens néanmoins qu’il n’est pas une menace, bien qu’il ne soit pas réellement humain. Comme pour les précédents, mon ami le couvre et nous l’accompagnons pour une collation et discuter ensemble de ce qu’il se passe. Il est le premier à se souvenir de tout. Il nous explique qu’il avait déjà cette apparence avant l’avènement des tornades :

– Oui, je suis né semblable à tous les humains mais quand j’avais une dizaine d’années, j’ai désobéi à mes parents et j’en paye pour toujours le prix.
– Tu n’as pas pu changer ça dans ton voyage temporel ?
– Non, je revenais toujours au phare maudit.
– Le phare maudit ?
– Oui, c’est ainsi qu’on le nomme depuis qu’avec mes amis, nous avons fait l’énorme erreur d’y jouer avec la magie. C’est à cause de ça que je suis aujourd’hui comme vous me voyez.

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  1. Naissance d’une mère

– Tu veux bien nous raconter ?
– C’était le soir de samaïn, nous avions convenu de nous rendre au sommet du vieux phare abandonné, d’y allumer le feu et de convoquer les esprits. Nous avions trouvé un antique grimoire au fond d’une vieille malle dans le grenier de mes grands parents. Nous avions choisi un sort d’invocation et rassemblé soigneusement tous les éléments pour le réaliser. Parmis eux, il fallait une femme enceinte… Nous étions jeunes, nous voulions nous amuser, nous ne mesurions pas du tout la portée de nos actes…

Je frissonne à cet aveux :
– Que s’est-il passé ?
– À minuit, nous avons procédé au rituel, mettant une jeune adolescente en fin de grossesse au centre de notre pentacle tracé au sol. La lune à brusquement disparu dans la noirceur. Le visage de la jeune femme est devenu crayeux et elle a commencé à ressentir les contractions. Nous avons dû l’aider à accoucher dans sa robe blanche. L’enfant est né au moment où le rituel se terminait. L’entité est apparue, fantomatique. Je suis le seul à l’avoir vu se glisser dans le corps du bébé qui a alors ouvert les yeux et m’a pointé du doigt. J’ai été foudroyé par la douleur et me suis réveillé à l’hôpital dans cet état. Je n’ai jamais osé dire à la mère rayonnante que son bébé était possédé et je n’ai pas eu d’autre choix que de vivre dans ce corps monstrueux, avec sur la conscience la présence de cette créature surgie d’un autre espace-temps.

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  1. Atlas des Brumes et des Ombres

– Je vois… Ça a dû être difficile… Est-ce que tu penses qu’il y a un lien entre cette invocation et les tornades ? demandé-je à mon ami.
– Je ne sais pas. Mais j’ai en tête un ouvrage que nous pourrions consulter dans la bibliothèque de l’Entre-Monde.
– Te sens-tu assez en forme pour nous suivre ?

Le jeune homme démon acquiesce et nous suit à la recherche de vêtements puis au sommet du bâtiment. Il reste bouche bée devant la beauté du lieu, flânant entre les rayonnages, sa queue pointue s’agitant nerveusement au gré des titres lus.

– Si tu croises le Jumanjii, surtout ne l’ouvre pas, je me suis faite avoir la dernière fois.
– Si c’est comme dans le film, je serai prudent, assure-t-il en retour.

Je me tourne vers mon ami :

– Qu’est-ce qu’on cherche ?
– L’Atlas des Brumes et des Ombres.
– Ok, on n’a qu’à se répartir l’espace pour ratisser plus efficacement.

Quelques minutes plus tard, mon regard se pose sur une large tranche de cuir dans laquelle le titre que nous cherchons est gravé.

– J’ai trouvé. Par contre, il est tout en haut, comment on fait pour le récupérer ?
– Je vais te montrer.

Joignant le geste à la parole, mon ami fait coulisser une échelle – que je n’avais pas remarqué – située à l’opposé du rayonnage. Elle glisse sans bruit jusqu’à moi et je n’ai plus qu’à l’escalader. Le volumineux ouvrage est lourd et je peine à l’extirper de l’étagère. Je le plaque contre ma poitrine et descends avec prudence.

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  1. Ecriture automatique

Je pose précautionneusement le vénérable grimoire sur une table basse et nous nous agenouillons tous les trois autour pour le consulter. Les pages jaunies craquent sous mes doigts. Les titres des chapitres défilent. Je consulte le sommaire et finis par trouver la catégorie que nous cherchons : sortilèges et invocations.

Nous lisons le chapitre en silence puis nous regardons. Nous savons ce que nous pouvons tenter pour lever le sort et renvoyer l’entité dans son monde. Mais pour cela, nous aurons besoin du concours de chacun.

Nous les rejoignons dans la salle de vie et leur expliquons rapidement la situation. Tous sont d’accord pour nous aider. Les tâches à accomplir sont réparties entre différents groupes : le premier va chercher les ingrédients, le second les objets et le troisième va préparer le lieu pour le rituel. Nous avons décidé de le faire au sommet de la tour aux monstres.

Peu avant midi, tout est prêt. Je monte avec le jeune homme démon et ensemble nous allumons un feu. Les autres se sont répartis autour de la tour pour former le pentacle dont chaque pointe est une jeune fille innocente.

J’ai le grimoire sous les yeux. Au moment où le soleil arrive à son zénith, je commence à lire l’incantation d’une voix claire et puissante. En réponse, le ciel s’assombrit et la tornade reprend de la vigueur. D’un coup c’est le trou noir.


– Hey ! Réveille-toi !
– Hein, quoi ?!

J’ouvre avec peine les yeux et suis éblouie par l’écran.

– Oh non ! Dis-moi pas que j’ai encore fait une crise d’écriture automatique !

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