L'orthographe est une arme de Clivage

Le langage est clivant par nature : c’est l’une de ses fonctions.

Le langage, structuré, modelé, nourri de toutes ses composantes - orthographe, grammaire, syntaxe et pourquoi pas, style ? - a pour objet la communication et l’identité d’un groupe. Indissociablement.

Il réunit le groupe, autant en partageant des composantes entre ses membres, qu’en distinguant ce groupe du reste de la société, en excluant les hors-groupe, qui ne comprennent ou n’adhèrent pas aux dites composantes.

  • Par exemple : la jeunesse adopte des mots nouveaux pour désigner des mécanismes qu’elle revendique comme exclusivement siens ou des notions qu’elle vit comme inédites. Cela constitue un manifeste de son originalité, de son particularisme, de son unicité, en somme une part de sa raison d’être… à elle, par opposition aux autres.
  • Autre exemple : Au sein d’une même aire linguistique, lorsqu’un groupe social cultive tel style de langage, s’accroche à tel archaïsme ou métisse avec telle forme d’expression importée, c’est tout à la fois une appropriation de la base linguistique commune et une revendication identitaire.
  • Dernier exemple : Ce n’est pas un hasard si tous les pays avec une politique d’immigration volontariste (Canada, Australie, etc.) concentrent leurs efforts sur le langage. Le langage est consubstantiel du système de valeurs sous-tendant les principes de communication, de vie en commun, de partage culturel… c’est-à-dire d’intégration.

L’orthographe française est-elle particulièrement clivante ?

Oui, notre orthographe a une histoire politique, qui exacerbe sa fonction identitaire :

  • les écrits de la renaissance - novateurs, car avant cela régnait en maître le latin ! - ont progressivement harmonisé les orthographes parfaitement phonétiques et disparates des diverses provinces, avec une prépondérance au langage Ile-de-France/Normandie/Picardie.
  • puis, au temps de la 3ème république et de Jules Ferry, les « hussards noirs », les institutrices et maîtres des écoles normales, ont lessivé les parlers locaux, tout en diffusant des principes hygiénistes, un corpus de morale républicaine, une histoire officielle, bref un enseignement de masse pour filles et garçons. Ajoutons que cet enseignement a été un vecteur majeur d’intégration des émigrés italiens et belges ainsi que des réfugiés alsaciens et lorrains rejoignant la « France de l’intérieur » après 1871.

Nous ne serions pas ce que nous sommes aujourd’hui sans cette orthographe si décriée, pour le meilleur et pour le pire - simultanément ! - au plan de l’état-nation comme de la linguistique…
Changer l’orthographe fut un acte à portée politique. A ce titre l’orthographe est structurellement clivante, toute arbitraire qu’elle puisse paraître.

Mais il va de soi que l’orthographe n’est pas la seule discipline à porter une difficulté, apparemment gratuite ou arbitraire. Les outils abstraits sont tous difficiles par nature.
Par exemple, les autres composantes du langage - grammaire, syntaxe, etc. ne sont pas mieux maîtrisés par les locuteurs, en moyenne.
Pour élargir, les mathématiques et les différentes formalisations des lois naturelles (physique, biologie, etc.) sont d’une complexité telle que tous les niveaux de compréhension peuvent être observés dans la population.
Pour élargir encore, les sciences humaines (sociologie, histoire, politique, etc.) sont encore plus concrètement clivantes au sens où elles génèrent presque autant d’avis que de personnes qui en causent.

Qu’en est-il des autres langues ?
Hé bien chacune a son péché mignon ! L’orthographe est un point d’achoppement assez français, mais chaque langue a ses incontournables difficultés.

  • L’Allemand construit d’abominables mots à rallonge mais avec l’avantage de prononcer chaque lettre (presque !). Il maintient surtout ses inflexions et ses 3 genres avec 4 déclinaisons…
  • Une fois dépassée l’appropriation des j, g r, ñ et h, l’Espagnol adore jongler avec le subjonctif, qui existe aussi en français mais tombe en désuétude.
  • L’italien est évidemment assez proche du français, mais les accents toniques ou régionnaux peuvent s’avérer déroutants. Et bien sûr, comme partout, les conjuguaisons doivent être apprises par coeur.
  • Le cas de l’anglais me parait un peu à part, pour trois raisons :
    • C’est une langue très riche au plan du vocabulaire, car tout le vieux-français et tout le vieil-allemand s’y retrouvent. Il y a donc souvent 2 racines pour désigner la même chose. Bien sûr ces racines se sont spécialisées. Par exemple : pig ou sow désignent l’animal cochon, élevé à la ferme par les paysans anglo-saxons, tandis que pork ou lard désignent le produit fini, consommable au chateau tenu par les maîtres normands, de langue française.
    • En Angleterre, le 19ème siècle a vu la disparition des particularismes locaux des régions agricoles. Non pas, comme en France, sous l’action d’une direction politique forte, mais précisément en l’absence d’encadrement politique de l’éducation, réputée très mauvaise pour les classes populaires (cf les romans de Dickens). C’est ainsi que la déclinaison des pronoms et la conjuguaison des verbes a quasiment disparu (la distinction entre temps se concentre massivement sur les auxiliaires - hormis pour les 300 verbes irréguliers à apprendre par coeur - et la distinction entre les personnes s’efface quasiment). La grammaire a suivi la pratique. Dans le contexte d’industrialisation forcenée, sous l’effet de l’exode rural, les idiomes locaux se sont fondus, la racine grammaticale germanique de l’anglais s’est dissoute d’elle même, dans le brassage populaire des paysans venus à l’usine. La grammaire anglaise s’est simplifiée pour assurer la viabilité de l’industrialisation ! Toute une série d’auteurs son ainsi devenus illisibles pour le commun des mortels anglophones (Chaucer, Shakespeare, etc.). C’est le prix à payer…
    • Anglais, en fait je devrais dire Américain, puisque la quasi-totalité des nouveautés technologiques, sociologiques nous vient d’outre-atlantique et alimente directement notre langue depuis un demi-siècle. Comment résister à des concepts perçus comme neufs, portés par des termes nouveaux ? On ne peut que les intégrer à notre langage, avec parfois de savoureux retours aux sources. C’est le cas des concepts du management.
  • Dans toutes ces langues comme en français, le fossé entre niveau standard d’élocution et parler de la rue, ainsi que les double sens, restent très problématiques.

Les pratiquants des langues plus lointaines compléteront à leur guise. Je fais le pari qu’ils trouveront des facilités et difficultés, sous des angles variés. Ces langues accepteraient-elles une réforme de leur grammaire ou de leur orthographe, sous prétexte que les petits français ont telle ou telle difficulté ? J’en doute.

Que faire de notre orthographe et de notre grammaire ?
Les mouvements réformistes semblent forts actuellement :

  • la thèse de la simplification de l’orthographe,
  • la défiance envers le subjonctif,
  • le mouvement inclusif qui milite pour une réforme du genre. Je n’entre pas dans ce débat précis car ce post est déjà suffisamment divergent !

Signalons que, par le passé, outre le balayage régulier rabotant quelques épines orthographiques irritatives, les velléités de réforme lingustique ont surtout porté sur l’enseignement des langues régionales, au titre de la préservation d’un patrimoine.

Oui, il y a un enjeu fort à disposer d’une langue assez solide et souple pour articuler tous les niveaux de maîtrise du langage et accueillir les particularismes locaux (régionaux, étrangers).

Mais la tentation de l’uniformisation radicale de l’orthographe me parait un leurre :

  • Elle pose un vrai casse-tête de cohérence vis-à-vis des « mots de même racine » que ceux que l’on veut simplifier. Changer de cohérence, c’est toujours plus compliqué que ce que l’on imagine…
  • Mener une opération de chirurgie (j’évite à dessein le concept d’amputation !) sur telle ou telle partie de la langue lèse certains groupes sociaux au profit d’autres groupes.
  • L’aspect clivant de la langue ne me parait qu’un épiphénomène du clivage de l’éducation, sur lequel se base nombre de sélections, notamment de l’emploi
    • Il y a une certaine logique à cela : comme l’a dit Oldie, la langue est un outil d’appréhension de la complexité, de la subtilité, etc.
    • Bien sûr cette logique a des limites. Je note au passage que certaines grandes entreprises élargissent leurs critères d’embauche, et que ce sont les mêmes entreprises qui intègrent à leurs cursus de formation, des volets « expression, grammaire et orthographe »…
  • Je compatis au sentiment de certains d’entre nous qui se sentent « en marge » à cause de l’orthographe, malgré leur maîtrise du français. Mais il me semble que les moyens numériques modernes réduisent considérablement l’effort qu’impose notre langue écrite.

Une conclusion très provisoire…

  • le devoir des pouvoirs publics est d’enseigner encore et encore la langue dans tous ses aspects, pour valoriser les trésors du français au sens le plus large, et de cultiver les méninges de nos jeunes générations.
  • La langue évoluera comme la pratique populaire. S’imaginer orienter cette évolution pour des raisons idéologiques ou pratiques me parait un leurre assez pernicieux.
  • Puisque nous avons tous le droit de faire des propositions d’évolution, et surtout d’employer ou pas les initiatives des autres, ma posture serait de n’employer que ce qui me parait… beau. Un changement ne prend que s’il est séduisant ou nécessaire.
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