Je me suis déjà plaint de la psychologie simpliste de Galadriel dans la série.
Histoire d’étayer un peu mon propos et de réduire l’effet « Vieille baderne qui ronchonne dès que l’on touche à son légendaire », je voudrais partager ici quelques réflexions sur la nature des elfes et les motivations de ce personnage de premier plan : Galadriel.
Dans ce premier post, je voudrais planter le décor sur la psychologie des elfes.
Créatures d’essence et d’existence
Les elfes
Dans le Silmarillion, l’opus de Tolkien couvrant le premier âge du monde, les elfes tiennent le haut du pavé et combattent le mal. Mais ils ne sont pas les braves gens purs que nous laisse entrevoir la série.
Les Seigneurs Elfes ont fait, autrefois, acte de fierté, volonté et de liberté. Fëanor, refusant de sacrifier ses Silmarils pour restaurer les deux arbres primordiaux dispensateurs de lumière, choisit l’égoïsme contre l’altruisme, car l’artefact est une part de lui-même. Il fait là, librement, un choix très engageant, qui définit ses priorités et sa morale - très existentialiste en somme. Pas du tout la posture de l’elfe millénaire et sage optant pour le bien commun en Terre du Milieu…
Mais les conséquences de son choix prennent des dimensions cosmiques. Les Valar trouvent une solution à la mort des arbres sans le secours de leur lumière capturée dans les Silmarils, ce qui conduit à la genèse du soleil et de la lune. La palette des possibles s’en trouve réduite pour le monde, car plus jamais l’origine de la lumière ne sera remise en cause dans le cosmos Tolkiennien, comme elle l’avait été auparavant. L’ordre du monde se modifie, ou plus exactement l’essence du monde se précise, se fige un peu plus, ce qui va de paire avec le rétrécissement du champ des possibles.
Puis le sort s’acharne, sur le Seigneur-Elfe mais également sur son peuple, lorsque le chef d’œuvre de Fëanor lui est dérobé par un esprit du néant. Suivi par ses fils et sa tribu, il jure alors de le reprendre, l’univers dût-il se dresser contre lui - la faute collective s’aggrave. Car ce serment s’entache rapidement d’un crime abominable, lorsque les Noldor massacrent les Teleri qui refusent de leur porter assistance dans cette quête. Il s’ensuit la litanie des malheurs du Premier Age. Précipiter l’essence du monde par des décisions et des actes démesurés - d’une trop grande liberté, ou d’un trop grand égoïsme ? - se solde par une sanction colossale.
Au Second Age le schéma se répète : la séduction de Sauron entraîne à leur perte les Elfes d’Eregion, créateurs des anneaux de pouvoir, forgés pour préserver la beauté des atteintes du temps. Jamais plus, par la suite, les Elfes ne seront capables de créer des objets aussi merveilleux. Leur essence s’affirme de plus en plus, comme celle du peuple aux œuvres formidables, qui les inventa autrefois, sans plus jamais réitérer l’exploit. Le Seigneur des Ténèbres, en détournant l’usage des anneaux, propose aux seigneurs des peuples libres un choix existentiel, sinon existentialiste : une forme d’esclavage éternel sous couvert de l’immortalité.
Puis à nouveau l’influence corruptrice de Sauron sévit, cette fois sur une société humaine, celle de Númenor, élève et amie des Elfes. Son roi commet le crime d’inceste –Ar-Pharazon épouse de force sa cousine Tari Miriel - et part à l’assaut du séjour des Valar. Les Hommes sont hantés par le spectre de la mort. Númenor corrompue qui tente de renverser l’ordre du monde en conquérant l’immortalité, est alors engloutie. Arda s’en trouve rétrécie, recourbée désormais sur elle-même, et la voie vers les Terres Immortelles devient inaccessible à tout autre vaisseau que ceux de l’Elfe Cirdan. La forme sphérique de la Terre est désormais fixée irrévocablement, son essence assujettie toujours plus étroitement.
Les Elfes à l’époque de la guerre de l’Anneau, trop de fois trompés par le Seigneur des Ténèbres, ne se laisseront plus prendre à ses mensonges. La plupart des Elfes sont las de poursuivre un combat qui leur parait vain et se languissent des Terres Immortelles. Les Eldar, aux forces déclinantes, semblent avoir épuisé leur capacité à réinventer le monde, à en renouveler la beauté. Leur « capital existentiel » - limité même pour des créatures immortelles - largement entamé par la profusion créatrice des âges précédents, s’est peut-être trouvé amoindri en raison des crimes perpétrés par les Noldor.
Un trait elfique par excellence : la beauté
Bien sûr, les Elfes sont beaux. Mais je parle surtout de leur attrait pour la création artistique, leur insatiable besoin d’exprimer, de générer la beauté.
Le Silmarillion précise, dans un contexte marqué par la domination des Elfes : « Pour les plus humbles comme pour les plus grands, il est une œuvre qu’il ne leur est donné d’accomplir qu’une fois, et dans cette œuvre leur cœur se met tout entier. » En Terre du Milieu, l’accomplissement des Elfes s’opère dans les œuvres de beauté, tant de la main que de l’esprit, mais l’affliction du mal réduit d’autant la capacité des auteurs à produire d’autres chefs-d’œuvre. Lorsque Haldir déclare: « Le monde est en vérité empli de périls, et il y a en lui maints lieux sombres. Mais il y en a encore beaucoup de beaux et quoique dans tous les pays l’amour se mêle maintenant d’affliction, il n’en devient peut-être que plus grand. », le Galadhrim marque le besoin viscéral des Elfes pour la beauté, le regret des origines immaculées, non souillées par le mal. L’essence elfique s’affirme dès leur naissance et n’est jamais si affirmée – l’amour profond de la beauté - qu’au moment où les Elfes y renoncent en Terre du Milieu.
Et c’est volontairement que les Elfes, lassés de faire face éternellement aux maux engendrés par les choix de jadis, consentent à se retirer :
« (…) A la disparition de l’Unique, les Trois feront défaut et beaucoup de belles choses passeront et seront oubliées.
- Pourtant tous les Elfes sont disposés à courir ce risque, dit Glorfindel, si par-là le pouvoir de Sauron peut être brisé et la peur de sa domination écartée à jamais. »
Les Elfes ont eu l’occasion d’exercer leur libre arbitre, ils en ont usé avec orgueil, et ont assumé des conséquences lourdes. Maintenant qu’ils s’effacent, renonçant aux flamboyances rebelles et créatrices et au dépassement d’eux-mêmes, leur nature se fige. Ils n’évolueront plus, car les Hauts-Elfes n’ont plus rien à accomplir qui n’ait été fait. Ils s’inclinent et acceptent le pardon des Valar, rejoignant à la fois la demeure séculaire de leur peuple et leur essence assignée. La Dame de Lorien le résume ainsi : « Je diminuerai, j’irai dans l’Ouest, et je resterai Galadriel. »
Et les hommes, dans tout ça ?
À la fin du troisième âge (l’époque de la Guerre de l’Anneau), le genre humain s’émancipe de son enfance baignée des merveilles elfiques et des mythes de la création, alors que s’effacent les êtres de lumière, témoins et acteurs des premiers âges du monde.
La Terre, débarrassée autant que possible des conséquences des choix des Elfes, est progressivement remise entre leurs seules mains. Dans ce champ à présent libre de toute destinée, le mortel à la courte vie (à la courte vue ?), peut dès lors exercer son droit – son devoir ! – de liberté et de courage, supporté par son instinct de solidarité.
« Mais je (Eru) donnerai aux Atani un pouvoir différent. Et il souhaita que les cœurs des Humains soient toujours en quête des limites du monde et au-delà, sans trouver de repos, qu’ils aient le courage de façonner leur vie, parmi les hasards et les forces qui régissent le monde, au-delà même de la Musique des Ainur, elle qui fixe le destin de tous les autres êtres. Et que leur activité fasse que tout en ce monde soit achevé, en sa nature comme en ses actes, que toutes choses soient accomplies, des plus grandes aux plus petites. ».
La latitude accordée aux hommes est immense : rien ne limite l’être humain, sa destinée se trouve au-delà de ce qui a été écrit – ou chanté, en l’occurrence. La totalité de ce qu’il adviendra du monde sera de leur fait et les Humains définiront la nature du monde ! Et si les actions des hommes doivent in fine participer de la gloire du Créateur, l’humanité n’en est pas avertie, de sorte que sa liberté reste intacte.
Mais les Hommes, trompés par les mensonges du Seigneur des Ténèbres, subissent l’angoisse de la mort. Car la mort et le sort des humains restent un mystère, même pour les Valar. L’inconnu terrorise et la séparation est une douleur insurmontable : « Si c’est là le don de l’Unique aux Hommes, il est amer à recevoir, » gémit Arwen qui se révolte comme approche la mort de son époux.
Pourtant il n’est plus temps pour Aragorn d’exercer sa liberté si absolue, car « cette liberté accordée aux Humains ne fait qu’un avec le fait qu’ils ne passent que peu de temps à vivre sur ce monde, sans y être attachés, et qu’ensuite ils s’en vont vers un lieu inconnu des Elfes, alors que ceux-ci restent et resteront jusqu’à la fin des Temps. »
Le sens de la vie et de la mort (rien que ça !)
Qu’est donc exactement ce « don de la mort » accordé aux humains par le Créateur, en opposition complète avec le destin des Elfes ? Serait-ce la grâce de ne plus voir indéfiniment la beauté dépérir autour de soi ? Ou la faculté de conserver pendant sa courte vie, son sentiment farouche de liberté et toute l’intensité du désir de créer ? Ou encore une forme de pardon, permettant à l’Homme de ne pas faire face éternellement aux conséquences de ses choix, quitte à les laisser en héritage à ses descendants ?
À moins qu’il s’agisse simplement de la bénédiction d’un droit à l’oubli, d’une seconde chance. Mais quoi que soit ce don de la mort en définitive, il suppose, pour que l’être humain en profite de son vivant, qu’il garde une confiance supérieure dans les desseins du Créateur.
Aragorn soutient Arwen par des paroles d’espoir - « Nous devons partir dans la tristesse, mais non dans le désespoir. (…) Nous ne sommes pas liés à jamais aux cercles du monde et, au-delà, il y a plus que le souvenir. » - mais le Roi ne s’écarte pas de sa résolution. Elessar, « dernier roi des jours anciens » appointe lui-même l’heure de son départ, choix suprême préservant sa dignité, existentialiste dans le sens qu’il a de toute force donné à sa vie, mais adhérant pleinement à l’espoir chrétien d’une vie post-mortem…
Et peut-être le don du Créateur, accordé en contrepartie de la brièveté de la vie humaine, est-il la prolongation in extremis de cette liberté humaine : la faculté d’inventer son destin par-delà la mort, en dehors du cadre d’Arda, libéré des fautes et des contingences de la chair et du passé.
Paradoxalement, la promesse chrétienne d’une vie après la mort fait des hommes des créatures d’Existence, en repoussant leur fin. Car le secret qui entoure l’ « Après » de ce départ, lui confère un potentiel de liberté existentielle.
Conclusion
Ainsi s’opposent, à mon avis, les créatures pour qui l’Essence précède l’Existence (les Elfes) et les créatures dont l’Existence précède l’Essence (les Humains), suivant la formule de Jean-Paul Sartre.
Ce petit article est la conclusion d’un essai plus large sur la cohabitation de l’Existentialisme et du Christianisme dans l’oeuvre de Tolkien. Je m’en sers ici, uniquement pour illustrer la profondeur des personnages elfiques, au premier rang desquels figurent Galadriel et Elrond.
Parce que je trouve que la série leur a un peu raboté envergure et profondeur…
Quelques références pour les patients et les pointilleux...
Tout d’abord les lampes Illuin et Ormal, détruites par Morgoth, puis les arbres Laurelin et Telperion de Valinor, abattus et asséchés par Ungoliant l’araignée du néant, et enfin Anar et Isil, leurs derniers fruits – soleil et lune - placés au firmament. Le Silmarilion.
For the less even as for the greater, there is some deed that he may accomplish, but once only. And in that deed his heart shall rest. Le Silmarillion, Quenta Silmarillion, Chapitre Neuf – La fuite des Noldor.
The world is indeed full of peril, and in it there are many dark places. But still there is much that is fair, and though in all lands love is now mingled with grief, it grows perhaps the greater. Le Seigneur des Anneaux, La Communauté de l’Anneau, Livre II Chapitre Six – La Lothlorien
When the One has gone, the Three will fail, and many fair things will fade and be forgotten. - Yet all the Elves are willing to endure this chance,’ said Glorfindel, 'if by it the power of Sauron may be broken, and the fear of its dominion be taken away for ever.” Le Seigneur des Anneaux, La Communauté de l’Anneau, Livre II, Chapitre Deux - Le conseil d’Elrond.
I will diminish, and go into the west, and remain Galadriel. Le Seigneur des Anneaux, La Communauté de l’Anneau, Livre II Chapitre Sept – Le miroir de Galadriel
But to the Atani I will give a new gift. Therefore he willed that the hearts of Men should seek beyond the world and should find no rest therein. But they should have a virtue to shape their life, amid the powers and chances of the world, beyond the Music of the Ainur, which is as fate as all things else. And of their operation everything should be, in form and deed, completed, and the world fulfilled unto the last and smallest. Le Silmarillion, Quenta Silmarillion Chapitre Un – Au commencement des jours.
For if this is indeed, as the Eldar say, the gift of the One to Men, it is bitter to receive. - In sorrow we must go, but not in despair. Behold! We are not bound for ever to the circles of the world. And beyond them is more than memory! Le Seigneur des Anneaux, Appendice A - Fragments de l’histoire d’Aragorn et d’Arwen
It is one with this gift of freedom, that the children of Men dwell only a short space in the world alive, and are not bound to it, and depart soon whither the Elves know not. Whereas the Elves remain until the end of days. Le Silmarillion, Quenta Silmarillion Chapitre Un – Au commencement des jours.