Un exemple de description de personnage

Bonsoir ! Me revoilà avec un sujet-fleuve… qui ne passionne peut-être que moi, mais sait-on jamais ? :roll_eyes:

J’avais envie de lancer un sujet sur l’analyse de textes littéraires d’auteurs classiques ou contemporains, pour proposer des exemples de ce qu’on aime, des modèles que l’on peut prendre pour écrire des fics… Pour moi, analyser un texte stylistiquement et syntaxiquement, c’est trouver des mécanismes réutilisables dans nos propres histoires. J’espère que certain(e)s partagent mon point de vue.

Je commence avec la description d’un personnage que j’aime beaucoup, dans une série littéraire policière que je ne saurais trop vous conseiller : les enquêtes de Jean-Baptiste Adamsberg par Fred Vargas. J’ai beaucoup aimé les intrigues en elles-mêmes, mais, au-delà de l’histoire, j’ai tout de suite été conquise par les personnages et par le style en partie oral de l’auteure. Si vous aimez un peu les polars et que vous n’avez jamais lu de Vargas, je recommande, pour entrer dans l’univers, Pars vite et reviens tard, le plus connu et selon moi un des meilleurs.

Voici donc le portrait d’Adamsberg au début du premier livre de la série, L’homme aux cercles bleus. Il ne s’agit pas de sa toute première description (on sait déjà comment travaille le commissaire, c’est-à-dire en glandouillant, et qu’il a été qualifié par ses anciens collègues de « sylvestre », ce à quoi sa supérieure de l’époque a ajouté – phrase que j’adore : « Et vous n’avez rien à faire dans la police, Jean-Baptiste. La police n’est pas sylvestre. »)

Bref, il arrive donc à Paris, à 45 ans, après avoir résolu plusieurs affaires complexes de meurtres, et il rencontre celui qui deviendra son plus proche adjoint, le capitaine Danglard (mon personnage préféré). C’est donc ici par les yeux de Danglard que l’on découvre Adamsberg, alors que ce dernier raconte à son interlocuteur une anecdote destinée à expliquer sa « méthode » de travail.

Le point de vue est interne tout en restant à la 3ème personne, focalisé sur Danglard, en train d’écouter et d’observer son nouveau patron.

« Je fais tout lentement. Je suis un homme lent, Danglard. »
« Oui, eut envie de dire Danglard, je m’en suis aperçu. » Un homme vague, un homme lent. Mais il ne pouvait pas le dire, Adamsberg était son nouveau supérieur. Et puis il le respectait. Danglard avait eu vent comme tout le monde des principales enquêtes d’Adamsberg, et comme tout le monde il avait salué le génie du dénouement, chose qui lui paraissait aujourd’hui incompatible avec ce qu’il découvrait de l’homme depuis son arrivée. A présent qu’il le voyait, il était surpris, mais pas seulement par cette lenteur des gestes et de la parole. Il avait d’abord été déçu par ce corps petit, mince et solide, mais pas impressionnant, par la négligence générale du personnage, qui ne s’était même pas présenté à eux à l’heure convenue, et qui avait noué une cravate sur une chemise déformée, fourrée n’importe comment dans son pantalon. Et puis la séduction avait monté, comme un niveau d’eau. Ca avait commencé par la voix d’Adamsberg. Danglard aimait l’entendre, ça le calmait, ça l’endormait presque. « Ca fait comme une caresse », avait dit Florence, mais bon, Florence, c’était une fille, elle était seule responsable des mots qu’elle choisissait. Castreau avait gueulé : « Ne dis pas qu’il est beau. » Florence avait eu l’air perplexe. « Attends, il faut que je réfléchisse », avait-elle répondu. Florence disait toujours ça. C’était une fille scrupuleuse, elle réfléchissait beaucoup avant de parler. Pas sûre d’elle, elle avait ânonné : « Non, mais ça a à voir avec la grâce, ou quelque chose comme ça. Je réfléchirai. » Comme des collègues avaient ri, alors que Florence avait l’air si studieuse, Danglard avait dit : « Florence a raison, c’est évident. »

Dans ce premier paragraphe, on a déjà une petite idée de ce à quoi ressemble Adamsberg, mais pas précisément (pas de couleur de cheveux ou d’yeux, par exemple). Ce qui est important, c’est le décalage entre ce qu’on attend d’un commissaire de police (du moins, ce qu’en attendait plus ou moins Danglard) et la réalité : un homme petit, négligé, pas beau mais qui se définit par sa « grâce », avec une belle voix.

Stylistiquement, je trouve qu’il y a plusieurs choses intéressantes à noter :

  • La phrase non verbale au tout début de la description : « Un homme vague, un homme lent. » Comme si, devant quelqu’un d’aussi vague, flou, les verbes eux-mêmes se dérobaient. On dirait que Danglard n’a pas beaucoup de mots pour définir son nouveau chef, il le fait par petites touches, en partant de ce qui l’a marqué : la taille (petite), l’aspect négligé, la voix.

  • L’insertion d’un dialogue antérieur, pour donner plusieurs points de vue sur l’homme, celui de Florence, une femme réfléchie, et de Castreau, un homme qu’on devine un peu brut de décoffrage (avec le verbe « gueuler ») : cela permet davantage de vivacité dans la description, avec l’insertion de mots familiers, une syntaxe un peu moins nette, plus orale, car Danglard se remémore la discussion et fait des commentaires internes (« mais bon, Florence, c’était une fille… »).

  • La comparaison « Et puis la séduction avait monté, comme un niveau d’eau. » C’est intéressant quand on connaît un peu l’univers de Vargas et les personnages : Adamsberg est toujours comparé à de l’eau, fluide, mouvant, insaisissable. De plus, l’image est assez parlante, comme si la voix d’Adamsberg « plongeait » ses interlocuteurs dans son monde, et ainsi les gagnait peu à peu à sa séduction.

Voici ensuite la description à proprement parler d’Adamsberg, un peu plus loin dans le récit :

Danglard, qui avait un bon coup de crayon, comme on lui disait, caricaturait ses collègues. Ce qui fait qu’il s’y connaissait un peu en visages. La gueule de Castreau, il ne l’avait pas ratée par exemple. Mais d’avance, il savait qu’il ne s’attellerait pas au visage d’Adamsberg, parce que c’était comme si soixante visages s’y étaient entrechoqués pour le composer. Parce que le nez était trop grand, parce que la bouche était tordue, mobile, sans doute sensuelle, parce que les yeux étaient flous et tombants, parce que les os du léger maxillaire étaient trop apparents, ça semblait un cadeau que d’avoir à caricaturer cette gueule hétéroclite, née d’un véritable bric-à-brac au mépris de toute harmonie un peu classique. On pouvait envisager que Dieu s’était trouvé en panne sèche de matière première quand il avait fabriqué Jean-Baptiste Adamsberg, et qu’il avait dû racler les fonds de tiroirs, recoller des morceaux qui n’auraient jamais dû se trouver ensemble si Dieu avait disposé de bon matériel ce jour-là. Mais du coup, il semblait que Dieu, conscient du problème, s’était donné de la peine en échange, et même beaucoup de peine, et qu’il avait fait un coup magistral en réussissant de manière inexplicable ce visage. Et Danglard, qui de mémoire n’avait jamais vu une tête pareille, pensait que la résumer en trois coups de plume eût été une trahison, et qu’au lieu que ses traits rapides en extraient l’originalité, ils fassent à l’inverse disparaître sa lumière.

Là encore, plusieurs remarques stylistiques :

  • On retrouve la familiarité qui montre que la focalisation est centrée sur Danglard (« La gueule de Castreau, il ne l’avait pas ratée par exemple. »)

  • La phrase principale qui décrit Adamsberg est très longue et elle-même en désordre, pour représenter le désordre apparent du visage du personnage : « Parce que le nez était trop grand, parce que la bouche était tordue… ». La figure de style employée ici est une anaphore (répétition d’un mot ou groupe de mots au début d’une phrase ou d’une proposition), ce « parce que » qui donne de petites touches (le nez, la bouche, les yeux, la mâchoire…) et par là même « mime », dans la syntaxe, le « bric-à-brac » qu’est le visage du personnage.

  • La petite histoire de Dieu qui manque de matière première pour fabriquer Adamsberg : il y a une certaine forme d’ironie, de recul, par le biais de cette anecdote. On a plusieurs modalisateurs qui montrent qu’il s’agit d’une petite histoire sortie du cerveau inventif de Danglard : « on pouvait envisager », « il semblait… ». Ca nous en dit autant, je trouve, sur Danglard, qui est un homme qui adore les mots et les manie très bien, que sur Adamsberg. Danglard n’est pas croyant, il invente une mini-mythologie sur son patron, juste pour s’amuser. Cette image du « collage » divin pour parler d’Adamsberg revient à plusieurs reprises dans les récits de Vargas. On a un style à la limite du burlesque (parler d’un sujet élevé, noble, en l’occurrence Dieu, de façon familière : Dieu, « en panne sèche de matière première », doit « racler les fonds de tiroirs »…) qui reflète l’esprit de Danglard, qui jette sur les choses et les êtres un regard souvent ironique mais jamais blessant, et souvent affectueux. C’est le cas ici : ironique car Adamsberg est « bancal », pas beau, mais affectueux car au final, Dieu a réussi un « coup magistral » en lui conférant la grâce.

  • Enfin, l’idée qu’on ne peut pas « dessiner » Adamsberg sans le réduire et sans faire « disparaître sa lumière » : j’ai l’impression qu’ici Danglard est comme un double de l’auteure, qui s’excuse de s’attarder sur son personnage sans parvenir à le décrire véritablement, parce que ce n’est pas possible à faire « en trois coups de plume »…

J’aurais beaucoup à dire sur Adamsberg, notamment sur la description de ses yeux (dans un autre roman, je ne sais plus lequel, il faudrait que je le retrouve)… Est-ce que ce genre d’analyse vous plaît, est-ce que vous voulez que j’en propose d’autres ? Est-ce que vous voulez à votre tour en proposer ? J’ai mis celle-ci dans la sous-catégorie « personnages », mais j’aimerais bien analyser aussi d’autres textes, non plus descriptifs mais narratifs. (Et je vous jure que j’ai raccourci mon message initial. :sweat_smile:)

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Je découvre et j’aime beaucoup ! Voilà une éternité que je n’ai pas lu de manière analytique comme à l’époque du Bac français (je me fais du mal si je dis que je l’ai passé il y aura 17 ans en juin? :sweat_smile:). Je sais que j’écris de manière très spontanée, ça fait du bien aussi de relire ce qui sous-tend consciemment ou inconsciemment nos textes :slight_smile: Et puis c’est l’occasion de m’enrichir encore pour mon grand projet en cours :heart:. Merci de prendre le temps de ces partages @Alresha !

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@ensorceleurisee : De rien ! J’aime beaucoup faire ce genre d’analyse, tant mieux si ça peut « servir » ! Et je suis moi-même une bachelière de l’an 2000… :grin: Il y a donc 21 ans que j’ai passé le bac, et 22 pour le bac de français.

Une des choses que j’adorerais faire sur le forum, ce serait de faire ce genre d’analyse pour les textes que nous écrivons. Essayer de comprendre pourquoi on a écrit de telle façon à tel endroit, et comment on pourrait s’améliorer.

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Je t’autorise à analyser mes textes si le coeur t’en dit :wink:

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Ce serait trop trop bien !

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