Contribution du Praefectus Cadaveris
Le silence tomba comme un couperet autour du quatuor. Des bourrasques muettes accoururent de tous les horizons, moissonnant des nuées de suie. En un instant, les jeunes sorciers et Monsieur Sacquet se trouvèrent plongés dans l’ombre, pesante comme un vide primordial. La sensation moelleuse et rassurante du gazon du Worcestershire s’estompait sous leurs pieds. On se serra étroitement autour du petit vieux et son lys fanés. Chacun retenait son souffle. Les battements de cœurs semblaient suspendus au néant.
On s’égara dans le temps d’avant le temps — Longtemps, très longtemps ! devait préciser Ron, bien après leur retour.
Puis un souffle infime, l’avant-goût d’un parfum printanier, l’écho indécis d’une effluve d’humus, vint leur caresser les narines.
Le riche pétrichor d’une forêt profonde montait jusqu’à eux. Des senteurs qui vous font imaginer une vieille forêt, aux taillis impénétrables, aux branches entremêlées en un lacis labyrinthique, avec des mousses pendant au faîte des troncs étêtés par l’âge. Des fragrances terreuses, des senteurs de résine éclaboussaient la nuit de lueurs bucoliques. La brise révélait des foisons de fougères, des branchages tordus, de blancs bourgeons ouverts. A travers les feuillages frémissants perçaient un à un les joyaux suspendus au firmament, flammèches de vie scintillant comme aux premiers jours du monde.
Soudain l’aurore chanta, embrasant la grisaille du sous-bois d’un espoir corallin.
Le premier, Monsieur Sacquet retrouva la voix. Bienheureux, il haletait dans l’air vif, presque piquant aux exhalaisons de menthe. Un air de vigueur adoucissait ses traits, comme il arrangeait joliment son lys à la boutonnière. La fleur, lisse et immaculée, avait elle aussi retrouvé jouvence.
Les cœurs de nos jeunes sorciers bondissaient dans leurs poitrines comme de jeunes cerfs à travers le sous-bois. Ébahis par l’antique magnificence de cette sylve dont chaque printemps renouvelait la jeunesse, ils contemplaient les ramages majestueux leur tendre d’éclatants bourgeons. Ils se regardèrent, tout ébahis.
A bien y réfléchir, chacun des autres avait quelque chose d’un peu bizarre :
Harry s’enveloppait dans une grande cape de rôdeur, comme s’il voilait quelque pouvoir thaumaturgique hérité d’une lointaine et royale lignée. Son regard gris de mer semblait entrevoir des destins et des amours inaccessibles.
La chevelure de Hermione, savamment tressée, dévoilait de mignonnes oreilles pointues. Sa silhouette svelte, moulée de soies elfiques, semblait de pur acier.
– Mais alors je suis qui, moi ? maugréa Ron dont la tignasse tombait sur des épaules carrées et les yeux clignaient d’une lueur changeante, tandis qu’il fourrageait d’un air bourru dans sa longue barbe rousse.
S’avisant de leurs mines dubitatives, Monsieur Sacquet se racla poliment la gorge pour attirer leur attention :
– Mes chers amis – je ne sais pourquoi je vous appelle ainsi, je ne vous reconnais même pas, mais j’ai une sorte d’affection spontanée pour vous ! – vous devez savoir qu’il en est des souvenirs comme des rêves : ils se nourrissent, ils grandissent, ils renaissent et changent sans cesse ! C’est curieux, il me semblait être parti avec des cousins – mais maintenant que j’y pense, je suis bien sûr que leurs bedondaines les auraient retenus à la table du Dragon Vert ! Et vous voilà, vestiges des Dúnedain, des Elfes et des Nains ! Pourquoi pas ? Et d’ailleurs je ne suis pas bien sûr que tout ceci soit vraiment mon souvenir… peut être celui de mon neveu ?
Et ce disant, son visage mûr semblait écarter toute contrariété et se mâtiner d’une moue juvénile, la couleur de ses yeux hésitant à demi.
Les jeunes sorciers – l’Elfe, le Nain et l’Homme – semblaient indécis. Monsieur Sacquet cligna malicieusement de l’œil en s’engageant dans une sente apparue fort à propos :
— Ne faites pas cette tête ! Après tout, vous êtes à demi responsables de l’apparence qui vous échoit par ici !
Ainsi l’improbable compagnie s’engagea sous les frondaisons à la suite du Hobbit. Se demandant quoi faire pour ressortir de ce rêve – était-ce bien un rêve ? – et surgir aux côtés du livre originel qu’ils convoitaient, nos trois sorciers se laissaient conduire, suivant les lacis lascifs d’un sentier aux hésitations un peu soporifiques.
Lentement, longuement, encore et encore — Longtemps, très longtemps ! devait préciser Ron, plus tard — ils cheminèrent sous les branches moussues, écartant délicatement les pousses vivaces qui se dressaient à leur passage, environnés des senteurs entêtantes de champignons. Hermione nota bien, dans un recoin de son implacable intellect, que des champignons au printemps, ce n’était pas cohérent, mais elle accueillit cette rêverie fantaisiste avec une sérénité toute elfique.
La petite troupe, le souffle court dans la tiédeur douceâtre du sous-bois, déboucha dans une clairière. Un ruisseau glougloutait là avec paresse, louvoyant entre les joncs et les racines d’un gros saule tout tordu.
Monsieur Sacquet descendit la berge, suivi de ses compagnons fatigués, qui se délestèrent de leurs baluchons et s’allongèrent qui les pieds dans l’eau, qui sur la mousse, qui adossé au saule. Une douce torpeur enveloppait les compagnons. Harry tentait d’y résister, lorsqu’il se remémora les paroles de son bien-aimé Dumbledore :
— Tu sais, Harry, une bonne nuit de sommeil pourrait vous porter conseil. Les rêves offrent parfois des réponses à nos questions et des clés à nos portes verrouillées.
Mais bien sûr ! Sans doute suffisait-il de sombrer dans le sommeil pour s’échapper de ce rêve et ressortir près du Livre !
L’esprit un peu embrumé mais débordant a posteriori de reconnaissance pour son Directeur, Harry fit part de ses déductions à Hermione. Bien qu’elle y trouvât raison supplémentaire à s’abandonner au sommeil, la jeune sorcière fit remarquer, avec une voix empâtée, qu’il faudrait tout de même s’assurer que l’endroit où ils s’endormiraient, figurerait effectivement dans la version retenue dans le livre.
Or Monsieur Sacquet semblait hésiter : cet endroit, pour familier, lui paraissait receler un doute, un danger…
Ils n’eurent pas à balancer bien longtemps. Soudain un claquement sec se fit entendre, comme la porte du garde-manger que l’on referme avant que les mains avides des petits enfants hobbits ne fassent un sort aux restes du gâteau.
Ron s’était assoupi, lové entre deux larges racines du vieux saule. L’espace entre les racines semblait s’être élargi, Ron y avait basculé et la fissure s’était refermée sur lui, enserrant sa taille.
A présent bien éveillé, l’infortuné nain hurlait des imprécations incompréhensibles , tandis que ses courtes et solides jambes bottées battaient l’air de spasmes frénétiques. Hermione encocha une flèche et Harry dégaina son épée, sans même penser à leurs baguettes, contemplant la scène avec un sentiment d’horreur et d’impuissance.
— Ah, c’est ça, maintenant je me rappelle ! glapit Monsieur Sacquet avec joie. C’est là le Tortoselle !
Il ajouta, avec un mélange d’excitation et d’angoisse :
— Heu… il faut chanter !
Harry et Hermione se regardèrent, incrédules, prêts à secouer leur guide pour en clarifier les souvenirs. Mais le Hobbit avait grimpé sur un rocher et s’égosillait aux quatre vents :
— Hé ding ! Delin drol! Tinte un drelin dillon !
Atterrés, Hermione et Harry sondaient la réponse silencieuse et désapprobatrice de la forêt, que seules troublaient les protestations de plus en plus étouffées du pauvre Ron — longues, si longues, les protestations ! devait-il encore protester.
Le Hobbit persévérait, en sueur, battant comme un forcené le rocher de son pied nu et velu :
— Drille un dong, Saule dingo, fol là sautillons !
Tom Bom, Joyeux Tom, Tom Bombadillon !
Mais rien ne répondait. La voix hystérique du Hobbit retombait désespérément, puis reprenait en haranguant ses compagnons :
— En avant la chanson ! Chantons donc tous ensemble !
De ciel, d’astres, lune et brume, pluie et vapeurs !
De rosée sur la plume, bourgeons en lueurs !
Toujours rien ! C’en était assez, Ron allait y passer, il fallait agir ! Harry se pencha au pied du saule, prêt à enfoncer son épée dans la fissure entre les racines pour faire levier. Mais Hermione le retint et lui enjoignit d’épauler leur compagnon. Ils joignirent leur voix à celle de M. Sacquet, renforçant ses efforts de leurs « la-la-la » dans le ton de sa comptine.
— Au vent des collines, campanes des bruyères,
Algues dans le courant, nénuphars sur l’étang,
Tom Bombadil et la fille de la Rivière !
Tout semblait perdu, rien ne venait et Ron ne remuait plus, coincé dans sa crevasse.
Mais alors que l’espoir mourrait en leurs cœurs et la chanson sur leur lèvres, un écho ténu leur parvint, atténué par les feuillages qui frémissaient de crainte autour d’eux :
— Hé ! delin droll là ! cherol drelin ! Ma chérie !
Volette l’étourneau au vent fol étourdi.
Là-bas sous la Colline, au doux soleil brillante,
Attendant au perron l’étoile scintillante,
Ma belle dame est là. Fille de la rivière,
Mince pampre de saule, telle une onde claire.
Tom Bombadil l’Ancien, ses lis d’eau par brassées,
Rentre enfin sautillant. L’entendez-vous chanter ?
Hé ! delin droll là ! cherol drelin poupin gaie !
Baie d’or, Baie d’or, chère drôle drelin baie !
Homme-Saule, tes racines dois retirer !
Tom est pressé à présent. Le jour va céder !
Tom enfin de retour, ses lis d’eau en portage.
Hé ! delin droll là ! Entends-tu mon ramage ?
Les compagnons virent s’approcher un curieux personnage, sautillant dans des bottes jaunes au rythme de ses absurdes élucubrations. Le petit barbu en redingote bleue s’avança, encombré de brassées de lys, il retira son chapeau à plume et salua la compagnie, toujours en chanson.

En un tournemain l’affaire fut réglée : Tom chuchota quelque incantation bien sentie au vieux saule grincheux. Ron le nain fut éjecté sans ménagement mais entier et combatif, quoiqu’un peu secoué.
Les compagnons n’eurent guère le temps de se congratuler – ils comprirent vaguement que Tom les invitait à dîner et qu’il fallait se dépêcher. En tout cas, personne n’avait envie de s’attarder au fond de ce traître vallon, et les amis s’en furent, suivant la chansonnette qui fusait devant eux sur le chemin :
— Trottez, petits amis, le long de Tortoselle !
Tom va devant pour allumer les chandelles
Le soleil sombre à l’ouest : tôt à tâton tu iras.
Sur les ombres de nuit, la porte s’ouvrira.
Par les carreaux, scintillera la lumière ambrée.
Passez outre noirs aulnes et saules fanés
Ignorez racine et rameau ! Tom va devant,
Hé ding ! delin drol ! L’on vous attend céans !